Bas les masques

En 2005, à l’invitation de Soazig Le Bail, éditrice chez Thierry Magnier, j’ai répondu à une commande afin de fournir un texte pour un recueil collectif intitulé Nouvelles vertes, construit autour de la thématique de l’écologie. Le texte que j’ai écrit pour ce recueil s’appelait Bas les masques. Il résonne 15 ans après de façon assez singulière. Je vous en propose la lecture ci-après. Je n’ai changé aucun mot. N’hésitez pas à partager autour de vous.

Une fois déconfinés, il va falloir vraiment se bouger les fesses pour que notre monde reste respirable…

Bas les masques

Des semaines que ça dure. Je t’observe dès que tu tournes le dos, lorsque je suis certain que tu ne me regardes pas. Trop coincé pour t’adresser la parole. Trop coincé tout court. Ce que je préfère, c’est la façon que tu as de balancer ton sac sur ton épaule à la fin du cours. Tu lances un drôle de regard aux profs avant de quitter la salle. De la provocation. On dirait que tu attends une réflexion. Mais ça ne vient pas. Tu as de très bons résultats, alors les profs te laissent tranquille. Ils n’ont rien à dire. Derrière la vitre de ton masque, je vois briller deux petites billes foncées. L’épaisseur du verre m’empêche de connaître la vraie couleur de tes yeux mais je suis sûr que tu as les plus beaux de la classe. Aujourd’hui, tu es assise au premier rang. Tu ne bouges pas. Comme moi, tu attends que le vieil homme se mette à parler. Il se racle la gorge plusieurs fois et tousse. On dirait que son masque l’empêche de respirer.

*

« Bonjour à tous. Je m’appelle Michel Leroy. Votre professeur d’histoire a eu la gentillesse de m’inviter en qualité de témoin. Je ne suis pas là pour vous faire cours. Simplement, mon grand âge et mon passé de militant écologiste font que je connais assez bien le problème de la pollution atmosphérique. J’ai consacré la première partie de ma vie à la recherche et à la lutte, avant de proposer des interventions comme celles d’aujourd’hui. En vingt ans, j’ai rencontré des centaines de jeunes pour leur expliquer que nous n’avons pas toujours vécu ainsi.

On connaît mal, finalement, la cause principale de la dégradation de l’air. Les facteurs déclenchants ont été si nombreux qu’il paraît difficile, encore aujourd’hui, de trouver un coupable unique. Disons pour faire court que l’activité humaine, en quelques dizaines d’années, a abîmé la planète au point de nous obliger à porter cet accoutrement. Chaque matin, avant de quitter votre lit, vous avez appris à passer en revue tous les éléments de votre panoplie. Rien ne vous échappe ; vos parents ont su vous enseigner très tôt les gestes indispensables, heureusement. C’est devenu pour vous une habitude. »

*

Chloé, je donnerais n’importe quoi pour être là quand tu entres dans la bulle de ton lit, le soir, que tu enlèves enfin ta combinaison et ton masque. Quelle est la longueur de tes cheveux, leur couleur ? Rien ne dépasse. Autrement, le vêtement ne serait plus étanche et tu risquerais d’étouffer. Ta capuche est plus gonflée que celle des autres filles de la classe ; je parie que tu as les cheveux longs. Je les imagine lisses et noirs. Je donnerais n’importe quoi pour me trouver juste à côté de ton lit et te regarder dormir. Je serais invisible. Je ne te dérangerais pas.

J’aime la façon que tu as de marcher. Tu fais crisser le tissu épais à chaque pas. Je fonds dès que tu marches devant moi. Il faudra que j’arrive à te parler. Ce n’est pas gagné. J’ai peur que tu ne me répondes pas, que tes yeux deviennent durs derrière ton masque. Tu n’ouvres pas la bouche mais tu sembles me dire : Pourquoi m’adresses-tu la parole ? Une fille comme moi, tu rêves ? Tu n’aimes pas parler. Tu le fais seulement quand tu es obligée. C’est bien pour ça que tu détestes la prof de SVT. Chloé, pouvez-vous me donner la définition d’un saprophyte, s’il vous plaît ? On dirait qu’elle le fait exprès. Elle voit bien que tu n’as pas envie. Une petite voix métallique finit par sortir de ton masque. Une voix qui ne te ressemble pas. Tu butes sur un mot, reprends ta respiration et manges la moitié de la phrase. Comme si ça ne suffisait pas, l’autre te demande de répéter. Parce qu’il faut que toute la classe entende. J’ai le même problème. Ça nous fait un point commun. Tous les deux incapables de hurler.

*

« En classe, vous avez étudié les dates les plus importantes. J’aimerais revenir aujourd’hui sur ce que les gouvernements ont considéré à l’époque comme des détails. Sachez que les choses se sont faites petit à petit. C’est pourquoi je reste persuadé qu’un tel désastre aurait pu être évité. Vous avez sans doute entendu parler des manifestations d’octobre 2020. Je crois que c’est au programme de seconde. Je ne me trompe pas, madame Blain ?

– Vous avez raison. Nous l’avons étudié il y a une quinzaine de jours.

– Très bien. C’est donc encore frais dans vos esprits. J’avais trente ans. Les manifestations se succédaient, parfois très violentes. J’étais au premier rang avec les militants les plus radicaux. Imaginez-vous. Nous avancions à visage découvert. Les masques n’étaient pas encore obligatoires pour tous. Il étaient réservés aux plus fragiles. Les enfants, les vieillards et les malades. Cette disparition progressive des visages nous semblait dramatique. Nous craignions de voir arriver le jour où nous serions tous obligés de nous protéger. »

*

Ton visage, je me le suis imaginé souvent. J’ai laissé longtemps grandir en moi le peu de détails que notre équipement permet de connaître. L’autre soir, j’ai même essayé de te dessiner. Chloé, je voudrais que tu sois ma première fois. Je prendrai soin de t’enlever le masque moi-même. Lentement, je caresserai ton front, tes yeux, ton nez puis ta bouche avec mes deux mains pour que nous fassions vraiment connaissance. Tu rêves. Une fille pareille ne sera jamais pour toi.

Monsieur Leroy s’est arrêté pour reprendre son souffle. Un sanglot lui a échappé puis il est resté un moment silencieux. J’ai cru que Mme Blain allait finir à sa place.

*

« Excusez-moi. Je suis toujours très ému quand je repense à cette époque. Si nous avions pris les mesures nécessaires, nous n’en serions peut-être pas là. Il aurait fallu agir avant, de toute façon. De nombreux signes auraient dû nous alerter. Mais c’était chaque fois la même chose. Appliquer le principe de précaution demandait trop d’efforts. Et les scientifiques tardaient à trouver des preuves. C’était possible que la forte émission de gaz à effet de serre soit responsable de la modification du climat mais difficile de le démontrer. La température a augmenté régulièrement et l’ozone a fait les ravages qu’on sait dans les grandes villes. Nous sommes parvenus à une telle concentration qu’il est devenu impensable depuis longtemps de respirer sans masque.

Combien de visages connaissez-vous aujourd’hui ? Une dizaine, peut-être un peu plus. Disons une vingtaine. C’est dramatique de devoir s’isoler ainsi pour vivre, d’avoir vu finalement si peu de ses semblables ? Pas de visage, pas de corps. Rien ne doit dépasser sous peine de mort. C’est insoutenable ! Et on pourrait multiplier les exemples. Avez-vous posé votre nez, ne serait-ce qu’une fois, sur une fleur pour respirer son parfum ? »

*

Il tousse et suffoque après chaque mot. Cela devient difficile de saisir le sens de ses paroles. Il a fini par adopter un ton amer, comme s’il en voulait à la terre entière. J’aimerais lui dire que nous n’y sommes pour rien, que nous l’avons trouvée comme ça la Terre, et qu’il nous faut bien vivre avec.

*

Tu t’es retournée. J’ai cru d’abord que tu m’avais entendu penser et que ton regard était pour moi. J’ai vu tes deux petites billes sombres, soudain inquiètes. En réalité, tu as vite compris qu’il se passait quelque chose de dramatique. C’est Mme Blain que tu as regardée se lever. Les propos du vieil homme commençaient à devenir incohérents. Il ne lisait plus ses feuilles depuis longtemps.

La prof a traversé la salle en courant dès qu’elle a vu M. Leroy plaquer ses deux mains sur son masque pour l’enlever mais elle n’a rien pu faire. Le vieil homme n’a pas voulu l’écouter. Il a utilisé ses dernières forces puis nous a regardés un moment sans rien dire. Je crois qu’il a essayé de sourire. Je m’étais trompé sur son compte. Il voulait nous offrir son visage. Il souffrait trop de porter ce masque en permanence. La classe a eu un mouvement de recul. La peur et le manque d’habitude. Certains se sont mis à crier parce qu’ils ne comprenaient pas son geste.

J’ai regardé le vieil homme bien en face. Il était plein de rides et avait les yeux très clairs. J’aurais voulu faire comme lui, juste pour qu’il voie mon sourire. Quelques secondes. Il aurait fallu que je retienne ma respiration. Je suis sûr que Chloé était à deux doigts de le faire aussi. Je me suis dégonflé au dernier moment.

Le vieil homme est tombé inanimé au pied du bureau au bout d’une minute. La prof a ouvert la fenêtre et fait de grands signes aux infirmiers. Ils sont entrés dans la classe et ont placé M. Leroy sur le brancard. Nous ne l’avons plus revu. Mme Blain nous a appris récemment qu’il s’en était sorti de justesse. Il restera à l’hôpital quelques semaines pour se reposer.

*

Cette nuit, tu viens dans mon rêve. Nous marchons tous les deux dans la rue. Tes cheveux cachent tes épaules. Tu te tournes vers moi pour savoir si je veux bien t’accompagner dans un grand parc. Je regarde tes lèvres rouges bouger et te suis sans répondre. Je suis fasciné par la pâleur de ton visage. Il y a de grands arbres autour de nous. Les oiseaux font un bruit d’enfer. Tu me prends la main au moment où je ne m’y attends pas. Ça y est, c’est sûr, nous sommes ensemble et tu vas m’embrasser sur la bouche.

Benoît BROYART, in Nouvelles vertes, éditions Thierry Magnier, 2005

4 réflexions sur “Bas les masques

  1. Bonjour,
    Je suis professeur de français.
    J’avais déjà beaucoup apprécié ce texte quand il est sorti dans le recueil Nouvelles vertes. Et j’y ai bien sûr repensé récemment … il résonne tellement justement avec la situation actuelle. J’aimerais commencer l’année scolaire en partageant ce texte à mes élèves.
    Merci.

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  2. Bonjour, également professeur de français, j’ai découvert cette nouvelle cette semaine. Je souhaite commencer l’année avec ce texte pour aider les élèves à exprimer leurs émotions face au port du masque. Merci à vous.

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