Depuis des mois, les parents d’Andy préparent un gros coup. S’introduire dans les locaux de la banque Jones et piller l’intégralité des réserves. Forcer la porte de derrière, désactiver les systèmes d’alarme, attaquer les coffres au chalumeau. Un programme classique qui exige du temps. Ils reviendront seulement au petit matin.
Andy est habitué à rester seul, certains soirs. Gangster est un métier exigeant. Ses parents sortent souvent en rasant les murs, de grands chapeaux mous enfoncés sur la tête. Ils portent des perruques et d’autres postiches aussi : moustaches, barbes, rouflaquettes. Personne ne doit les reconnaître.
Qu’ils soient en train de préparer un hold-up ou de se faire oublier après un casse dans une bijouterie, il faut qu’ils passent incognito. Et quand les voisins ont des soupçons sur leur profession, la famille d’Andy déménage.
Ces soirs-là, le dîner d’Andy est composé de sandwichs. Il les remplit de jambon, après avoir beurré de larges tranches de pains de mie. Andy les dévore assis dans son fauteuil, devant la télévision, en buvant des sodas. Il y a toujours un programme à regarder. C’est les films de gangsters qu’Andy préfère. Quand on a des parents dans le métier, les poursuites de voiture, les pneus qui crissent et les coups de feu qui claquent, ça vous parle forcément.
Andy se couche tard alors. Il lui arrive même de s’endormir dans le fauteuil. Ses yeux piquent et le sommeil le rattrape. La télévision tourne toute la nuit. Andy aime ce bruit de fond. C’est comme s’il y avait quelqu’un dans la maison.
Ce soir, ses parents partent vers vingt heures. Comme d’habitude, méconnaissables. S’ils n’avaient pas parlé quand ils étaient passés près de leur fils pour l’embrasser, le garçon ne se serait pas laissé faire. Andy refuse toujours qu’on l’embrasse quand il ne connaît pas les gens. Il déteste ça. Et des inconnus dans la maison, il y en a parfois. Gangsters venus faire un poker ou otages retenus dans le fond d’un placard.
Grâce à leurs déguisements parfaits, les parents d’Andy réussiront une fois de plus leur cambriolage. Ce sont des gangsters très compétents. Autrement, ils se seraient faits pincer par la police.
De l’argent, les parents d’Andy en ont régulièrement, en quantité monumentale. Pourtant, ils ont gardé des goûts simples. Pas de grande maison. Pas de grosses voitures. Pas de piscine. Passer incognito reste leur obsession. Le secret pour exercer ce métier passionnant aussi longtemps qu’ils le pourront : la discrétion.
Après leur départ, Andy se prépare sa pile de sandwichs et allume la télévision. Ce film policier est passionnant. Andy se laisse absorber par les images. Plus rien n’existe autour de lui. Les voitures défilent sur l’écran et les sirènes hurlent. Les yeux écarquillés, Andy se cramponne à son fauteuil. Jamais il n’a vu une chose pareille. On pourrait croire, tellement c’est bien fait, que la voiture des gangsters va déraper dans le salon. L’inspecteur Humphry, le héros préféré d’Andy, parviendra-t-il à attraper les bandits ?
Andy sursaute quand il s’aperçoit que la poursuite a lieu dans les rues de son quartier. Il se frotte les yeux pour s’assurer qu’il n’est pas en train de rêver. Mais il reconnaît, sur l’écran, les trottoirs où il marche tous les jours. Les façades des maisons. Ça ne fait aucun doute.
Pris de panique, il saute de son fauteuil et court jusqu’à la télévision, décidé à faire cesser ce drôle de phénomène en appuyant sur l’interrupteur. Mais quand l’écran s’éteint, c’est bien dans les rues voisines qu’Andy entend résonner les sirènes des policiers. La télé a débordé. Et Andy n’a pas le pouvoir de remettre les images à leur place.
Il entend bientôt un crissement de pneu devant chez lui et la porte d’entrée claque rapidement. Les cambrioleurs sont dans le couloir, Andy en est sûr. Il entrouvre la porte du salon pour en avoir le cœur net. Il observe la scène sans faire un geste, en retenant son souffle. À quelques mètres de lui, c’est bien les deux hommes qui conduisaient la voiture dans le film qu’Andy regardait.
Heureusement, les gangsters ne se sont pas attardés. Ils ont traversé la maison en courant et se sont échappés par la fenêtre de la cuisine. Andy se précipite pour la refermer. Il a du mal à ne pas trembler. Il les voit escalader le mur du jardin un peu plus loin.
Quand la sonnette retentit, quelques secondes plus tard, Andy s’approche de la porte d’entrée sur la pointe des pieds. Il regarde dans l’œilleton et reconnaît les uniformes des policiers. Il ouvre et se retrouve nez à nez avec l’inspecteur Humphry. Andy est embarrassé. Mais il n’a pas le choix. Il aurait bien aidé le policier mais impossible. Mentir pour protéger les bandits, c’est logique pour un fils de gangsters. Il explique donc que non, il n’a vu personne. Andy joue son rôle à la perfection et Humphry le croit sans difficulté. Brave petit va, lance l’inspecteur avant de s’éloigner, pressé.
Après la visite des policiers, tout rentre dans l’ordre. Comme si rien ne s’était passé. Mais si le spectacle est terminé, les scènes qu’Andy vient de vivre continuent de flotter dans sa tête. Andy se couche dans son lit en tremblant, sans repasser par le salon, après avoir pris soin de fermer la porte de sa chambre à clé. Il aimerait que ses parents rentrent plus tôt pour leur confier ce qu’il vient de se passer. Malheureusement, à cette heure-là, ils sont encore en train de percer des coffres-forts.
Benoît BROYART